A l'attention de Monsieur Didier Guillaume
Ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation
Président du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)
78 Rue de varenne, 75007 PARIS
Plourivo, le 20 novembre 2019
Objet : réglementation phytosanitaire
Mise en œuvre effective des SPe3 « Biodiversité » : Mesures de gestion des risques environnementaux
Monsieur le Ministre de l’Agriculture
Alors que des résultats d’études et des communications plutôt alarmantes se multiplient autour de l’effondrement de la biodiversité, je me permets, Monsieur le Ministre, de vous adresser ce courrier. Je tiens en effet à vous faire part de mes interrogations concernant le non-respect par les utilisateurs de l’intégralité de la réglementation concernant la mise en œuvre des produits phytosanitaires et en particulier le non-respect des mesures de protection de la biodiversité autour des parcelles agricoles recevant des produits agropharmaceutiques.
J’ai été fonctionnaire du Ministère de l’Agriculture du 28 mars 1978 au 1er avril 2017 (voir CV joint). De 1978 à 2008, j’ai travaillé en circonscription phytosanitaire et en services régionaux de la protection des végétaux de la DRAAF de Franche Comté puis de Lorraine (surveillance du territoire, rédacteur d’Avertissements Agricoles®, expérimentateur officiel,…). J’ai été, sur différents sujets, rapporteur national au sein du réseau de la DGAL-Protection des Végétaux et j’ai assumé plusieurs années le rôle d’animateur du groupe de travail de l’AFPP[i] « Résistance des maladies des Céréales »
En 2008, en raison de la mise en œuvre de la RGPP[ii], j’ai demandé et obtenu une mutation pour un poste d’ingénieur chercheur au Cemagref de Lyon au 5 septembre 2008. J’ai œuvré au sein de l’équipe pollutions diffuses agricoles par les pesticides du Cemagref puis de l’Irstea. J’ai travaillé sur les bandes enherbées et les zones tampons, les transferts hydriques de pesticides dans les milieux et l’environnement, la méthodologie d’évaluation des Aires d’Alimentation des captages (AAC) en eaux de surface et aussi sur la protection de ces captages. Durant six ans, j’ai également été co-animateur du groupe de travail « Zones Tampons » soutenu par l’ONEMA, et par l’AFB maintenant.
Je suis actuellement expert auprès du Directeur de l’Anses, au sein du comité de suivi des Autorisations de Mise sur le Marché (2019-2021), après avoir participé au rapport collectif réalisé en 2015 à l’issue du groupe de travail « Appui à la gestion des produits phytopharmaceutiques et matières fertilisantes et supports de culture »
Je pense avoir conduit ma carrière autour de la recherche de la compétence technique et scientifique, avec une impartialité nécessaire au bien commun et aux politiques publiques. Avoir développé une double expertise : protection des cultures et atténuation des pollutions diffuses, m’a permis avec d’autres agronomes experts en transferts hydriques des pesticides de mettre au point une méthodologie d’adaptation au terrain (réaliste et pragmatique et à ce titre acceptable pour les agriculteurs) de la mesure réglementaire SPe3 intitulée Dispositif Végétalisé Permanent (voir la communication proposée au COLUMA de Dijon: « Mesures de gestion du ruissellement en France, Quelles mesures alternatives au DVP de 20 m ? » (Le Hénaff et al 2016)).
Ces derniers mois, j’ai été surpris à de nombreuses occasions par le manque de connaissances de la réglementation des responsables de différentes structures et parties prenantes du dossier des pesticides, y compris au sein de votre administration. Certes la réglementation des produits phytopharmaceutiques est complexe, mais compte tenu des enjeux importants au plan de la santé publique, de la protection des utilisateurs et de la protection des différents compartiments environnementaux, nous nous devons me semble-t-il de mettre en œuvre l’intégralité de la réglementation concernant l’application des produits phytosanitaires. Or la prise en compte de l’ensemble des mesures de gestion réglementaires n’est pas assurée sur le terrain en ce qui concerne les mesures SPe3 de protection de la biodiversité terrestre (flore et arthropodes non cibles) et d’atténuation du ruissellement. Et sans doute faudrait-il aussi profiter des outils mobilisables par les pouvoirs publics (future PAC, MAEC, Ecophyto, …) pour inciter et aider les agriculteurs et viticulteurs à mettre en œuvre des pratiques différenciées en bords de champs ou pour initier des changements de pratiques plus radicaux. Il me semblerait très judicieux que la profession agricole, forte de la technicité de ses structures (instituts, fermes expérimentales,…) fasse preuve d’initiatives sur ce sujet et soit force de propositions afin d’augmenter les capacités de résilience des territoires agraires.
La transposition de la réglementation prend toujours du temps et l’application sur le terrain encore plus. Ainsi au plan national la prise en compte de pollutions diffuses est restée sur une base que je qualifierais de plutôt minimaliste. Dans le domaine de la contamination des eaux de surface, les comparaisons dans le temps sont délicates, notamment à cause des évolutions méthodologiques (réseaux, moyens analytiques,…), mais depuis 1992 les améliorations constatées au niveau pesticides sur la qualité de l’eau me paraissent essentiellement imputables aux interdictions de molécules et de produits. Il reste encore beaucoup à faire pour établir des versants agricoles résilients ayant notamment des niveaux de ruissellements acceptables. La Bretagne, où je réside maintenant, a sans doute fait mieux que la plupart des régions en lien avec des enjeux très forts liés à son contexte hydrogéologique particulier, et ce grâce à des moyens financiers importants, à la dynamique impulsée par les pouvoirs publics et à la volonté des élus. Cependant, un travail important reste à faire : les nombreuses prises en rivières d’eau à potabiliser nécessitent encore de réduire fortement les ruissellements d’origines agricoles et donc les transferts de polluants. Il en est de même au niveau du littoral : autour de la baie de Paimpol et de l’estuaire du Trieux (site ostréicole majeur au plan national) nous avons encore de trop nombreuses parcelles légumières ou céréalières, en général limoneuses, battantes et ruisselantes qui sont fortement connectées hydrologiquement aux ruisseaux côtiers voire directement au littoral.
Comme évoqué ci-dessus, il convient d’insister sur la prise en compte des mesures de gestion réglementaires qui ont pour objectif de sécuriser l’emploi des produits phytosanitaires. Ces mesures figurant dans les avis d’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché), visent à permettre l'utilisation d'un produit tout en ayant un risque acceptable. Les décisions rendues par l’Anses établissent les conditions d’utilisation d’un produit et notamment les mesures spécifiques de gestion des risques, issues de l’évaluation et de la réglementation en vigueur, et garantissant une exposition minimale de l’Homme et de l’environnement aux dangers représentés par le produit. Autrement dit la mise en œuvre de chaque spécialité nécessite le respect et l’application de ces mesures (zone non traitées (ZNT), délais de rentrés, délais avant récolte, etc…). En absence de ces précautions obligatoires (selon le Code rural et les inscriptions portées sur les étiquettes) la spécialité n'aurait pas obtenu d’AMM, pour cause de risques jugés inacceptables. J’ai récemment questionné la direction régionale de l’Agence Française de la Biodiversité des Pays de Loire et Bretagne et il n’y a pas de doute sur le statut obligatoire des mesures de gestion demandées dans les avis d’AMM.
Logiquement quel que soit sa qualité, personne n’est fondé à interpréter la réglementation des produits phytopharmaceutiques : ce n’est pas l’usager de la route ou le routier qui fixe les limitations de vitesse! Dura lex, sed lex. Le monde agricole, pêche souvent par omissions, fort de ses capacités à peser sur l’action publique. Ainsi le projet d’arrêté de 2016-2017 de mise en œuvre des produits phytosanitaires, s’est soldé par un arbitrage interministériel, visant notamment à simplifier les normes en agriculture lié aux travaux du Corena (Comité de rénovation des normes en agriculture). L’arrêté du 4 mai 2017 a donc laissé de côté plusieurs mesures de protection de la biodiversité (voir note éditée sur ce blog le 1° novembre 2019) et aussi la protection des riverains déjà d’actualité il y a deux ans, mais retoquée également. Or les avis de mise sur le marché, qui le nécessitent pour viser un risque acceptable, possèdent les mesures « biodiversité » depuis 2011, tout comme plus récemment les mesures de protection des riverains et mais aussi des personnes présentes figurent dans les avis depuis la mi-2019.
Pour le nouvel arrêté de 2020, nous nous acheminons "simplement" vers un complément de celui de 2017 avec l’ajout de la problématique importante des riverains. Nous repartirons donc à nouveau sur un texte orphelin, qui entérinera un défaut important d'information des conseillers et utilisateurs autour des DVP 20 m (Dispositif Végétalisé Permanent) et des ZNCA (Zones Non Cultivées Adjacentes) où les protections de la flore non-cible et des arthropodes non-cibles sont jugées indispensables suite à l’évaluation de nombre de spécialités phytosanitaires autorisées depuis 2011.
Puisqu’à L’Anses nous abordons également régulièrement la réglementation des Biocides au sein du Comité de suivi des AMM, je trouve à titre personnel, dommage que les phytosanitaires qui possèdent, au sein des substances chimiques la réglementation d’évaluation et de mise en œuvre la plus aboutie au plan européen, et vraisemblablement dans les meilleures au plan mondial, se retrouvent par maladresses et manque récurrent d’anticipations, en situation de porte à faux vis-à-vis de la demande sociétale.
Les enjeux sociétaux et environnementaux doivent nous conduire à toujours « sortir par le haut ». J’ai le sentiment que l’à peu près qui se construit et se poursuit actuellement, en essayant de limiter les contraintes autour de l'emploi des phytos, sera directement attaquable, à juste titre, dès le lendemain de la promulgation de l’arrêté de 2020 ! Alors que contrairement aux affirmations de certains professionnels, il ne s’agit pas seulement de strictes contraintes pénalisantes. Il y va de la fertilité et de la conservation des sols, de la préservation d’une biodiversité déjà érodée, de la protection de la santé publique et aussi de l’adaptation des territoires agricoles à l’agroécologie et aux enjeux du réchauffement climatique. D’ailleurs nombreux sont les agriculteurs qui, avec bon sens et civisme, mettent déjà en œuvre une partie de ces mesures et notamment certaines bordures non traitées en sus de pratiques et d’aménagements parcellaires (couverture des sols permanente, replantation de haies, agroforesterie,…).
Nous devons certainement réfléchir à d’autres façons de gérer les bords de champs, car même si l’emploi des produits phytosanitaires est appelé à diminuer, nous avons encore actuellement près de 15 millions d’hectares qui reçoivent des produits phytosanitaires. Une agroécologie généralisée ne peut être efficace qui si nos territoires regagnent des réelles capacités de résiliences grâce à des versants ayant plus de 4-5% de surfaces intermédiaires en bosquets, zones tampons, prairies naturelles, ripisylve, etc… La gestion différenciée des bords de champs (voir note jointe) peut être d’un grand intérêt pour favoriser des zones de transition agroécologique entre parcelles traitées et zones naturelles ou semi-naturelles. Cela nécessite bien sûr de réfléchir à une prise en charge équitable de l’entretien de ces zones, quelles restent ou non en production (sans phytosanitaires). Des paiements pour services environnementaux (PSE) sont me semble-t-il envisageables ainsi qu’évidemment le recours à des mesures PAC (MAE Climatique ou Biodiversité) et à des inflexions significatives au sein d’Ecophyto. Sans doute est-il également souhaitable d’élargir le périmètre de projets existants ou d’actions comme par exemple Ecobordure et Agrifaune.
Je vous remercie pour votre écoute, et j’émets le souhait que les positionnements et la communication autour de la réglementation des produits phytosanitaires soient ambitieux, car malgré le déploiement des Certiphytos et plusieurs plans Ecophyto, je suis toujours surpris par le manque de connaissance ou d’objectivité des parties prenantes (notamment les responsables) autour de ce sujet des pesticides. Je reste bien sûr, avec mes 40 ans de vie professionnelle passés sur cette problématique, à votre disposition pour tout élément complémentaire que vous jugeriez souhaitable.
Je vous prie d’agréer monsieur le Ministre, l’expression de mes respectueuses salutations en vous remerciant par avance pour l'attention que vous porterez à mon courrier.